Le dernier article inachevé d’Ana Politkovskaïa : « On te sacre terroriste »
Traduit par Madeleine Vatel et Anna Ognyanyk et révisé par Fausto Giudice
Le 12 octobre, Novaya Gazeta a publié le dernier article d’ Ana Politkovskaïa, resté inachevé du fait de son assassinat le 7 octobre à Moscou.
[NDLR Novaïa Gazeta - Tout le monde nous pose la question : « Est-ce que le meurtre d’Ana Politkovskaïa est lié au papier qu’elle préparait sur les tortures et dont elle avait annoncé la parution à l’antenne de la Radio Free Europe/Free Liberty jeudi dernier, le 5 octobre, deux jours avant sa mort ? Aujourd’hui, nous publions les fragments de deux papiers, qu’elle n’a pu achever.
Le premier est un texte comportant un témoignage direct de tortures et les conclusions des médecins qui le confirment. Le deuxième comporte des vidéos et des photos qui devaient servir de base pour écrire un autre texte qui n’a pas été écrit.
Sur le CD qui s’est retrouvé dans les mains de Polytkovskaïa on a enregistré des personnes non-identifiées en train de subir les tortures. Et nous prions la personne qui a transmis l’enregistrement à Anna d’entrer en contact avec nous.
L’enregistrement a été fait par les bourreaux eux-mêmes. On suppose que ce sont des représentants des forces de sécurité en Tchétchénie.]
On te sacre terroriste
Devant moi, chaque jour : des dizaines de dossiers. Ce sont les copies des enquêtes criminelles sur des gens emprisonnés pour terrorisme ou suspectés. Pourquoi le mot terrorisme entre guillemets ? Parce qu'une grande majorité de gens ont été sacrés terroristes . Et cette pratique de sacrer terroriste n'a pas seulement supplanté, à l'aube de 2006, toute forme de lutte antiterroriste, elle a elle-même commencé à engendrer bon nombre de personnes qui veulent se venger, donc de potentiels terroristes.
Quand le parquet et les juges travaillent non pas à partir de la loi et en condamnant les coupables, mais sur commande politique et en produisant des rapports antiterroristes qui sont agréables au Kremlin, alors les affaires criminelles se fabriquent aussi vite que des petits pains. La production en série d' aveux de plein gré fournit à merveille de bons chiffres pour la "lutte contre le terrorisme dans le Caucase du Nord."
Voilà ce que les mères d’un groupe des condamnés, jeunes tchétchènes m’ont écrit: « ...De fait, on a fait de ces colonies pénitentiaires des camps de concentration pour des condamnés tchétchènes. Ils subissent la discrimination parce qu’ils appartiennent à une autre ethnie. On ne les laisse pas sortir de leurs cellules d’isolement et cellules disciplinaires. La plupart, quasiment tous, sont condamnés dans des « enquêtes » montées de toute pièces, sans une base de preuves. Ils se retrouvent dans des conditions atroces, on humilie leur dignité humaine, ils voient la haine se développer en eux , la haine contre tout. Et c’est une vraie armée qui va retourner contre nous, avec des destins brouillés et des concepts dépravés... »
Honnêtement, j’ai peur face à leur haine. J’ai peur parce que, cette haine, telle un fleuve, va sortir de son lit. Tôt ou tard. Et ceux qui vont en prendre plein la gueule, ce ne seront pas des enquêteurs qui les ont torturaient, mais tout le monde. Les affaires des soi-disant « terroristes », c’est un champ où on a lancé en une attaque frontale deux approches idéologiques pour voir ce qui se passe dans la zone de l’opération anti-terroriste au Caucase du Nord : on lutte contre la loi ou contre l’arbitraire ? Ou bien exerçons-nous notre arbitraire contre « le leur » ?
Ils sont opposés l’un contre l’autre, en provoquant la flambée dès aujourd’hui et dans l’avenir aussi. Le résultat d ‘une telle « désignation comme terroristes, c’est l’augmentation de ceux qui ne veulent plus se résigner et dont leur nombre va s’accroître encore plus.
Récemment, répondant à une demande de la Russie, l’Ukraine a extradé un certain Beslan Gadaïev, Tchétchène. Il avait été arrêté début août en Crimée au cours d’un contrôle d’identité. Il résidait en Crimée après avoir été obligé de quitter son pays. Voici un extrait de sa lettre :
« ...Après mon extradition d’Ukraine vers Grozny, on m’a convoqué dans un bureau et tout de suite on m’a demandé si j’avais tué des membres des familles d’ Anzor Salikhov, et son ami, chauffeur de Kamaz russe ? J’ai juré de n’avoir tué personne et n’avoir fait couler le sang de personne, ni d’un Russe, ni d’un Tchétchène. Ils m'ont répondu : Non, tu as tué. J'ai continué à nier. Ils ont aussitôt commencé à me battre. On m'a donné deux coups de poing près de l'œil droit. Ils m'ont lié les mains et m'ont mis des menottes. Entre les jambes ils ont accroché un tube, pour que je ne puisse pas bouger les mains. Après, ils m'ont suspendu entre deux meubles, à un mètre de hauteur. Ils ont accroché des fils à mes petits doigts. Ils ont branché le courant et, en même temps, me battaient avec des matraques en plastique, partout où ils voulaient.
Ne supportant pas la douleur, j'ai commencé à crier, en implorant le Seigneur et en les suppliant d'arrêter. En guise de réponse, pour ne pas entendre mes cris, ils m'ont mis un sac noir sur la tête. Je ne me souviens pas exactement combien de temps cela a duré. Mais j'ai commencé à perdre connaissance à cause de la douleur.
Après, ils m'ont décroché du tube et m'ont jeté sur le sol. Ils ont dit : Parle! J'ai répondu que je n'avais rien a leur dire. A cause de ces coups, je suis tombé sur le côté gauche et j'ai presque perdu connaissance, mais je sentais qu'ils me battaient. Je ne sais pas combien de temps cela a duré, je m'en souviens pas, ils versaient tout le temps de l'eau sur moi.
Le lendemain ils m'ont lavé, et badigeonné le visage et le corps de quelque chose. Au même moment un policier habillé en civil est venu vers moi et m'a dit que des journalistes étaient arrivés, et que je devais reconnaître être l'auteur de trois crimes et d'autres actes de banditisme. Ils m'ont menacé : si je n'étais pas d'accord, ils recommenceraient. Et ils m'ont humilié, en m'infligeant des outrages à caractère sexuel.
J'ai accepté. Après avoir donné une interview, il m'ont menacé encore des mêmes supplices, me forçant à déclarer que tous les coups que j'avais reçus d'eux, qu'ils m'avaient portés, je les avais reçus lors d'une tentative de fuite. »
L’avocat Zaour Zakriev, qui défend Beslan Gadaïev, a déclaré devant les collaborateurs de l’association Memorial que son client avait été torturé dans un commissariat de police du district de Grozny. Selon l’avocat, son client a avoué avoir commis un vol avec violence en 2004 contre les forces de l’ordre. Mais les policiers ont essayé de lui faire avouer un nombre certain d’autres crimes qu’il n’avait pas commis, dans le village de Starye Ataguy de la région de Grozny.
D’après l’avocat, suite aux actes de violence atroces perpétrés contre son client, son corps porte des lésions corporelles graves qui sont bien visibles. Dans l’unité médicale de la maison d’arrêt n°1 de Grozny, où en ce moment B. Gadaïev se trouve (inculpé de banditisme, selon l’article 209 du Code Pénal de la Fédération de Russie), on a dressé un constat médical , dans lequel on a constaté des coups nombreux, lésions corporelles en forme des cicatrices, ecchymoses, côtes cassés, ainsi que des plaintes des douleurs à l’abdomen
Z. Zakriev a déposé une plainte pour atteintes graves aux droits de l’homme auprès du ministère public de la République Tchétchène....
PS : L’article de Politkovskaïa s’interrompt ici. La rédaction est en tain d’enquêter sur les éléments manquants.
L’un des derniers témoignages vidéo reçus par Ana Politkovskaïa
En vidéo :
On peut supposer ce sont des représentants des forces de sécurité tchétchènes qui ont appréhendé et torturent deux jeunes hommes. L’un d’entre eux est dans la voiture, il saigne (on entrevoit le couteau qui reste dans son cou). L’autre, apparemment, est jeté sur la chaussée. On ne voit pas les bourreaux, on les entend parler tchétchène (le dialecte melkhiyskiy), avec force jurons.
Transcription littérale :
-Poutine a dit : « regardez », il dit « regardez », de tous les côtés...
-Il roule dans sa tête encore ! (Il s’adresse à sa victime sur un ton de mépris au féminin) Celle-là ne meurt pas, ... putain de merde, couillon, merde, pédé... Regardez-moi ça, comme il est beau. J’en crève d’envie sans te voir.
-Respire, mon pote, respire, couillon... Nom de Dieu, je te dis...
-Il est prêt, hein ? Il est prêt ?
-Oui, il est prêt.
-On part... Tous avec moi! (...)
Traductions de Madeleine Vatel pour Le Monde et Anna Ognyanyk, pour l’Institut des mass médias, Kiev, Ukraine, révisées par Fausto Giudice, membre de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique.
Source : http://2006.novayagazeta.ru/nomer/2006/78n/n78n-s01.shtml
liens
http://www.tlaxcala.es/pp.asp?reference=1324&lg=fr
Le 12 octobre, Novaya Gazeta a publié le dernier article d’ Ana Politkovskaïa, resté inachevé du fait de son assassinat le 7 octobre à Moscou.
[NDLR Novaïa Gazeta - Tout le monde nous pose la question : « Est-ce que le meurtre d’Ana Politkovskaïa est lié au papier qu’elle préparait sur les tortures et dont elle avait annoncé la parution à l’antenne de la Radio Free Europe/Free Liberty jeudi dernier, le 5 octobre, deux jours avant sa mort ? Aujourd’hui, nous publions les fragments de deux papiers, qu’elle n’a pu achever.
Le premier est un texte comportant un témoignage direct de tortures et les conclusions des médecins qui le confirment. Le deuxième comporte des vidéos et des photos qui devaient servir de base pour écrire un autre texte qui n’a pas été écrit.
Sur le CD qui s’est retrouvé dans les mains de Polytkovskaïa on a enregistré des personnes non-identifiées en train de subir les tortures. Et nous prions la personne qui a transmis l’enregistrement à Anna d’entrer en contact avec nous.
L’enregistrement a été fait par les bourreaux eux-mêmes. On suppose que ce sont des représentants des forces de sécurité en Tchétchénie.]
On te sacre terroriste
Devant moi, chaque jour : des dizaines de dossiers. Ce sont les copies des enquêtes criminelles sur des gens emprisonnés pour terrorisme ou suspectés. Pourquoi le mot terrorisme entre guillemets ? Parce qu'une grande majorité de gens ont été sacrés terroristes . Et cette pratique de sacrer terroriste n'a pas seulement supplanté, à l'aube de 2006, toute forme de lutte antiterroriste, elle a elle-même commencé à engendrer bon nombre de personnes qui veulent se venger, donc de potentiels terroristes.
Quand le parquet et les juges travaillent non pas à partir de la loi et en condamnant les coupables, mais sur commande politique et en produisant des rapports antiterroristes qui sont agréables au Kremlin, alors les affaires criminelles se fabriquent aussi vite que des petits pains. La production en série d' aveux de plein gré fournit à merveille de bons chiffres pour la "lutte contre le terrorisme dans le Caucase du Nord."
Voilà ce que les mères d’un groupe des condamnés, jeunes tchétchènes m’ont écrit: « ...De fait, on a fait de ces colonies pénitentiaires des camps de concentration pour des condamnés tchétchènes. Ils subissent la discrimination parce qu’ils appartiennent à une autre ethnie. On ne les laisse pas sortir de leurs cellules d’isolement et cellules disciplinaires. La plupart, quasiment tous, sont condamnés dans des « enquêtes » montées de toute pièces, sans une base de preuves. Ils se retrouvent dans des conditions atroces, on humilie leur dignité humaine, ils voient la haine se développer en eux , la haine contre tout. Et c’est une vraie armée qui va retourner contre nous, avec des destins brouillés et des concepts dépravés... »
Honnêtement, j’ai peur face à leur haine. J’ai peur parce que, cette haine, telle un fleuve, va sortir de son lit. Tôt ou tard. Et ceux qui vont en prendre plein la gueule, ce ne seront pas des enquêteurs qui les ont torturaient, mais tout le monde. Les affaires des soi-disant « terroristes », c’est un champ où on a lancé en une attaque frontale deux approches idéologiques pour voir ce qui se passe dans la zone de l’opération anti-terroriste au Caucase du Nord : on lutte contre la loi ou contre l’arbitraire ? Ou bien exerçons-nous notre arbitraire contre « le leur » ?
Ils sont opposés l’un contre l’autre, en provoquant la flambée dès aujourd’hui et dans l’avenir aussi. Le résultat d ‘une telle « désignation comme terroristes, c’est l’augmentation de ceux qui ne veulent plus se résigner et dont leur nombre va s’accroître encore plus.
Récemment, répondant à une demande de la Russie, l’Ukraine a extradé un certain Beslan Gadaïev, Tchétchène. Il avait été arrêté début août en Crimée au cours d’un contrôle d’identité. Il résidait en Crimée après avoir été obligé de quitter son pays. Voici un extrait de sa lettre :
« ...Après mon extradition d’Ukraine vers Grozny, on m’a convoqué dans un bureau et tout de suite on m’a demandé si j’avais tué des membres des familles d’ Anzor Salikhov, et son ami, chauffeur de Kamaz russe ? J’ai juré de n’avoir tué personne et n’avoir fait couler le sang de personne, ni d’un Russe, ni d’un Tchétchène. Ils m'ont répondu : Non, tu as tué. J'ai continué à nier. Ils ont aussitôt commencé à me battre. On m'a donné deux coups de poing près de l'œil droit. Ils m'ont lié les mains et m'ont mis des menottes. Entre les jambes ils ont accroché un tube, pour que je ne puisse pas bouger les mains. Après, ils m'ont suspendu entre deux meubles, à un mètre de hauteur. Ils ont accroché des fils à mes petits doigts. Ils ont branché le courant et, en même temps, me battaient avec des matraques en plastique, partout où ils voulaient.
Ne supportant pas la douleur, j'ai commencé à crier, en implorant le Seigneur et en les suppliant d'arrêter. En guise de réponse, pour ne pas entendre mes cris, ils m'ont mis un sac noir sur la tête. Je ne me souviens pas exactement combien de temps cela a duré. Mais j'ai commencé à perdre connaissance à cause de la douleur.
Après, ils m'ont décroché du tube et m'ont jeté sur le sol. Ils ont dit : Parle! J'ai répondu que je n'avais rien a leur dire. A cause de ces coups, je suis tombé sur le côté gauche et j'ai presque perdu connaissance, mais je sentais qu'ils me battaient. Je ne sais pas combien de temps cela a duré, je m'en souviens pas, ils versaient tout le temps de l'eau sur moi.
Le lendemain ils m'ont lavé, et badigeonné le visage et le corps de quelque chose. Au même moment un policier habillé en civil est venu vers moi et m'a dit que des journalistes étaient arrivés, et que je devais reconnaître être l'auteur de trois crimes et d'autres actes de banditisme. Ils m'ont menacé : si je n'étais pas d'accord, ils recommenceraient. Et ils m'ont humilié, en m'infligeant des outrages à caractère sexuel.
J'ai accepté. Après avoir donné une interview, il m'ont menacé encore des mêmes supplices, me forçant à déclarer que tous les coups que j'avais reçus d'eux, qu'ils m'avaient portés, je les avais reçus lors d'une tentative de fuite. »
L’avocat Zaour Zakriev, qui défend Beslan Gadaïev, a déclaré devant les collaborateurs de l’association Memorial que son client avait été torturé dans un commissariat de police du district de Grozny. Selon l’avocat, son client a avoué avoir commis un vol avec violence en 2004 contre les forces de l’ordre. Mais les policiers ont essayé de lui faire avouer un nombre certain d’autres crimes qu’il n’avait pas commis, dans le village de Starye Ataguy de la région de Grozny.
D’après l’avocat, suite aux actes de violence atroces perpétrés contre son client, son corps porte des lésions corporelles graves qui sont bien visibles. Dans l’unité médicale de la maison d’arrêt n°1 de Grozny, où en ce moment B. Gadaïev se trouve (inculpé de banditisme, selon l’article 209 du Code Pénal de la Fédération de Russie), on a dressé un constat médical , dans lequel on a constaté des coups nombreux, lésions corporelles en forme des cicatrices, ecchymoses, côtes cassés, ainsi que des plaintes des douleurs à l’abdomen
Z. Zakriev a déposé une plainte pour atteintes graves aux droits de l’homme auprès du ministère public de la République Tchétchène....
PS : L’article de Politkovskaïa s’interrompt ici. La rédaction est en tain d’enquêter sur les éléments manquants.
L’un des derniers témoignages vidéo reçus par Ana Politkovskaïa
En vidéo :
On peut supposer ce sont des représentants des forces de sécurité tchétchènes qui ont appréhendé et torturent deux jeunes hommes. L’un d’entre eux est dans la voiture, il saigne (on entrevoit le couteau qui reste dans son cou). L’autre, apparemment, est jeté sur la chaussée. On ne voit pas les bourreaux, on les entend parler tchétchène (le dialecte melkhiyskiy), avec force jurons.
Transcription littérale :
-Poutine a dit : « regardez », il dit « regardez », de tous les côtés...
-Il roule dans sa tête encore ! (Il s’adresse à sa victime sur un ton de mépris au féminin) Celle-là ne meurt pas, ... putain de merde, couillon, merde, pédé... Regardez-moi ça, comme il est beau. J’en crève d’envie sans te voir.
-Respire, mon pote, respire, couillon... Nom de Dieu, je te dis...
-Il est prêt, hein ? Il est prêt ?
-Oui, il est prêt.
-On part... Tous avec moi! (...)
Traductions de Madeleine Vatel pour Le Monde et Anna Ognyanyk, pour l’Institut des mass médias, Kiev, Ukraine, révisées par Fausto Giudice, membre de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique.
Source : http://2006.novayagazeta.ru/nomer/2006/78n/n78n-s01.shtml
liens
http://www.tlaxcala.es/pp.asp?reference=1324&lg=fr
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