mercredi, octobre 04, 2006

Israël : notre part de mensonge

Le Monde
Vendredi, 4 Janvier 2002

Nous savons depuis le XIXe siècle avec Ernest Renan que, pour édifier une nation, il faut non seulement se souvenir, mais aussi oublier. Le point de vue exprimé dans Le Monde (21 décembre 2001) par Limor Livnat, ministre israélienne de l'éducation, confirme que la négation des droits d'un autre peuple nécessite de recourir à ce même mécanisme mental.

Au cours des dernières années, en Israël, il nous a été donné de voir un historien (Shlomo Ben Ami) s'essayer à la politique ; nous pouvons maintenant voir ce que donne l'écriture de l'histoire par une politicienne. Encore faut-il souligner qu'en l'occurrence la politicienne qui a confié à ce journal ses considérations historiographiques n'est pas n'importe qui, puisqu'il s'agit de la ministre qui s'emploie activement à façonner la conscience et la mémoire du passé de la jeunesse israélienne.

Limor Livnat est une adepte de l'histoire de la "longue durée" : elle situe le commencement au XIIe siècle avant notre ère et la fin au milieu du deuxième millénaire. L'acteur principal en est un "peuple-race" éternel qui avait réussi à se conquérir un territoire au tout début de l'histoire, mais qui, comme les premiers Espagnols au VIIIe siècle, avait vu sa terre occupée par de méchants Arabes. Toutefois, tout comme les Espagnols qui expulsèrent les Arabes après huit siècles de présence, les juifs parvinrent, eux aussi, à se réapproprier leur terre après mille deux cents longues années.

Durant ce très long exil, les juifs rêvèrent de regagner leur patrie, ce qui ne fut possible qu'avec l'affaissement de l'Empire ottoman. En 1947, la souveraineté des juifs sur leur terre fut proclamée, et, comme ils avaient le cœur généreux, ils acceptèrent de se contenter de 10 % du territoire de la Palestine mandataire. La guerre de 1967 leur permit d'élargir leur territoire et d'accomplir ainsi la justice immanente de l'Histoire. Mais ne voilà-t-il pas que resurgirent alors d'étranges Arabes, avec à leur tête un Egyptien nommé Arafat, qui, par leurs revendications infondées, prétendirent porter atteinte à la vision historique magnifique du retour d'un peuple sans terre sur une terre sans peuple !

Je ne sais si la lecture d'un tel récit doit prêter à rire ou à pleurer. Puisque Auschwitz est aussi évoqué – et comment ne le serait-il pas ? –, il nous faut bien pleurer. Soyons juste : Limor Livnat n'est pas la seule patriote au monde à croire à l'antériorité quasi éternelle de la nation dont elle se revendique. Nombre de nationalistes, dans le monde entier, ont procédé ainsi et se sont inventé un passé historique imaginaire, pas toujours pour justifier au présent une politique cruelle.

La plupart des manuels d'enseignement en Israël regorgent de considérations semblables à celles de Limor Livnat, qui en est elle- même nourrie et qu'en sa qualité de ministre de l'éducation elle s'emploie de son mieux à faire reproduire dans les cerveaux des petits et des grands.

Les premières tentatives visant à reconsidérer cette façon d'écrire l'histoire, apparues lors des brèves années d'Oslo, ont été réfrénées par la ministre militante dès sa prise de fonctions. Elle avait été aidée en cela par l'impéritie stratégique d'Ehoud Barak, qui avait préparé le terrain pour le retour en force d'une "mémoire juive" bien aux normes.

Je recommanderais, par exemple, à Mme la ministre de lire les études d'archéologues israéliens importants que leurs recherches ont conduits à réfuter l'idée de la conquête de Canaan par les Hébreux et, partant, du génocide qu'ils auraient exécuté sur instruction divine. J'imagine toutefois que, pour Limor Livnat, la Bible est un livre d'histoire crédible et que le cruel génocide a bien eu lieu.

J'essaierais également de convaincre Mme Livnat qu'au VIIIe siècle il n'y avait pas encore de nation espagnole et que, précisément, la conquête musulmane de la presqu'île ibérique apporta aux juifs un âge d'or sans équivalent dans aucun royaume chrétien. Je crains cependant que cette version historique ne puisse être entendue alors qu'aujourd'hui le monde occidental tresse des couronnes à la civilisation "judéo-chrétienne" et associe l'islam à l'intolérance et à la terreur.

Il faudrait aussi rappeler à Limor Livnat que, selon la croyance juive millénaire, "Sion" ne constituait pas une patrie, mais un lieu saint vers lequel il ne sera permis d'émigrer qu'après la rédemption. C'est d'ailleurs pourquoi les juifs de Babylone, se sentant menacés, partirent vers Bagdad et non pas à Jérusalem, bien que les deux cités appartinssent au même royaume. Mais tout cela est peine perdue, car Limor Livnat semble trop éloignée de la compréhension de toute religiosité juive.

Il faudrait encore attirer l'attention de Limor Livnat sur une autre erreur : la ministre se trompe quand elle affirme que la résolution de l'ONU de 1947 a accordé 10 % du territoire de la Palestine du Mandat aux 620 000 juifs présents. En fait, ils en obtinrent 60 %, alors que 1 300 000 Arabes reçurent 40 % du territoire. Limor Livnat ignore apparemment les frontières de la Palestine mandataire fixées en 1922 après la création du royaume de Transjordanie.

Je fais partie des Israéliens qui ont cessé de revendiquer pour eux-mêmes des droits historiques imaginaires : si l'on invoque, en effet, des frontières ou des "droits" remontant à deux mille ans pour organiser le monde, nous allons le transformer en un immense asile psychiatrique. De même, si nous continuons à éduquer les enfants israéliens sur la base d'une mémoire nationale à ce point contrefaite, nous ne parviendrons jamais à un compromis historique durable.

Je fais mienne la métaphore de l'historien Isaac Deutscher, qui a comparé la création de l'Etat d'Israël à la situation d'un homme qui saute d'une maison en flammes et qui atterrit durement sur un autre homme qui se trouve devant le seuil de la maison, et à qui, bien sûr, est causé un dommage. Le jugement moral à porter sur l'homme qui a sauté de la maison est relatif.

La conquête des territoires en 1967 peut donner lieu à une autre métaphore : un autre homme descend les marches d'une maison qui ne brûle pas et va piétiner l'homme blessé qui gît ligoté. Jusqu'en 1948, les colons juifs peuvent être considérés comme des réfugiés apatrides. A partir de 1967, les colons qui vont s'installer dans les territoires occupés proviennent d'un Etat qui leur assure une souveraineté. Ce n'est pas la première fois ni, semble-t-il, la dernière que des persécutés deviennent persécuteurs.

Le refus de Limor Livnat de reconnaître un Etat palestinien dans les frontières de 1967 est un appel à continuer le piétinement. De même, son refus de reconnaître la nécessité d'une certaine réparation, dans la mesure du possible, de l'injustice commise en 1948 empêche de progresser dans les négociations qui sont à renouer. De ce point de vue, Ehoud Barak ne lui a pas été vraiment supérieur : le prisonnier bénéficie aussi d'une autonomie sur 90 % du territoire de sa cellule !

En 1993, Itzhak Rabin a commencé l'évacuation des territoires occupés. Le drapeau palestinien a flotté sur Jénine et Ramallah. Cependant, parallèlement à ce processus politique, la plupart des historiens israéliens n'ont pas entrepris l'œuvre de déminage de la mythologie qui a amené beaucoup d'Israéliens à croire que ces territoires font partie intégrante de la patrie indivisible. Par la reproduction de ces mensonges historiques, les historiens ont aussi leur part dans la dégradation actuelle. Les politiciens de droite et de gauche comme Mme Livnat ou M. Barak qui ont poursuivi systématiquement une politique de colonisation dans les territoires occupés perpétuent l'entreprise de façonnement idéologique de la mémoire.

S'il appartient aux Israéliens d'apprendre une histoire plus crédible que celle proposée par Limor Livnat, les Palestiniens devraient également se pénétrer de la raison douloureuse selon laquelle on ne réparera pas une injustice historique au prix d'une nouvelle injustice. Bien que cela soit difficile pour eux, il faut bien le dire : la proclamation du droit au retour des réfugiés dans les territoires d'avant 1948 équivaut de fait à un refus de reconnaître l'Etat d'Israël. Les Israéliens doivent, bien sûr, évacuer tous les territoires conquis en 1967, y compris la partie arabe de Jérusalem, cependant que les dirigeants palestiniens doivent formuler un projet de compromis s'agissant des conséquences tragiques de 1948 et ne pas continuer à nourrir les illusions de leurs compatriotes.

Comme partie du peuple occupant, il ne m'est pas aisé – et peut-être n'en ai-je pas le droit – d'indiquer la voie au peuple occupé. Mais plus le temps passe et plus le cauchemar s'épaissit.

James Joyce, dans Ulysse, fait dire à son personnage, professeur d'histoire, qu'elle est un cauchemar dont il tente de se réveiller. Il y a tout lieu de craindre que les leçons d'histoire dispensées par la ministre israélienne de l'éducation n'empêchent à jamais le réveil.

(Traduit de l'hébreu par Michel Bilis.) * Shlomo Sand est professeur d'histoire à l'université de Tel-Aviv.

liens
http://www.bintjbeil.com/articles/fr/020104_sand.html

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