60 % des Français jugent les élus corrompus
LE MONDE 18.10.06 16h55 • Mis à jour le 18.10.06 19h37
Les crises politiques sont presque toujours précédées d'une période empoisonnée : la certitude, répandue au coeur même du peuple, que le système est corrompu et ses dirigeants "pourris".
Est-ce le cas de la France d'aujourd'hui ? L'émergence, depuis la fin des années 1980, des "affaires" et de scandales politiques impliquant la droite comme la gauche a renforcé une partie grandissante des citoyens dans leur défiance à l'égard du personnel et des institutions politiques. Cela paraît une évidence. Mais jamais, pourtant, on avait mesuré cette "sape" qu'exerce sur la démocratie le sentiment que ses représentants sont plus ou moins corrompus.
Le Centre d'études de la vie politique française (Cevipof) s'y est attelé et a réalisé, sous la direction de Pierre Lascoumes, une enquête, qu'il a choisi de rendre publique jeudi 19 et vendredi 20 octobre lors d'un colloque intitulé "Démocratie et corruption. Tous corruptibles ?". Mené sur un échantillon représentatif de 2 000 personnes et accompagné d'une enquête monographique dans la commune de Béthune (Pas-de-Calais) - dont le maire, Jacques Mellick, condamné pour faux témoignage dans l'affaire VA-OM a été ensuite réélu -, ce travail tente de "mettre en relation le système de valeurs des personnes enquêtées et leur conception de la politique avec leurs opinions sur la corruption et les atteintes à la probité publique".
Ce qui frappe, tout d'abord, c'est l'ampleur de la défiance. 60 % des personnes interrogées estiment en effet que "les élus et les dirigeants politiques sont plutôt corrompus", alors qu'elles n'étaient que 38 % en 1977 et 55 % en 1990. Les avis sont aussi plus tranchés qu'il y a trente ans. 30 % des sondés restaient "sans réponse" à cette question, en 1977, ils ne sont que 5 % aujourd'hui. Un tiers estiment aussi qu'il y a plus de corruption qu'auparavant. Plus de deux tiers considèrent que le niveau de corruption est élevé dans les principales institutions politiques : 77,9 % au gouvernement, 69,1 % à la présidence de la République et 68 % chez les députés.
Le reste de l'enquête montre cependant une relation bien plus ambivalente qu'il n'y paraît sur la définition même de la corruption. Ainsi, les jugements diffèrent largement selon que l'on est bien inséré ou pas dans la société. "Un niveau de diplôme élevé et une insertion professionnelle qualifiée se traduisent souvent par une moindre perception de la gravité des atteintes à la probité, constatent les chercheurs, et parfois par un niveau de tolérance plus élevé, et cela indépendamment de l'orientation politique gauche-droite."
En somme, plus on est inséré dans le système, plus on a confiance en lui, et plus on est tolérant à l'égard de ses dérapages, les attribuant à des accidents de parcours qui ne remettent pas en cause l'ensemble de la représentation démocratique. "Se retrouvent plus volontiers dans cette catégorie des électeurs de partis de gouvernement, souligne Pierre Lascoumes, quand les plus "défiants" ont tendance à choisir des partis protestataires ou à rester à distance de la politique."
Pourtant, d'une façon plus générale, les sondés ne réagissent pas en fonction d'une échelle de valeur strictement morale. Ainsi, elles sont sévères sur les élus en général et les comportements de corruption publique (un ministre faisant payer des frais de campagne par une entreprise). Mais elles montrent une grande tolérance pour ce qui relève du passe-droit utilisé par le citoyen lui-même. Deux tiers des sondés jugent peu grave d'obtenir d'un élu une place en crèche ou d'utiliser ses relations politiques pour trouver du travail ou un logement à un ami, l'accès à un bien rare (emploi, logement) constituant une justification forte.
Il existe par ailleurs des cas où la corruption est mieux tolérée : si le citoyen a le sentiment qu'elle répond aussi à un intérêt général. Une grande entreprise qui, pour obtenir le marché de construction d'un tramway, offre au maire une somme importante est ainsi réprouvée à 87,1 %. Mais si, en échange du marché, l'entreprise propose de rénover le stade municipal, alors la désapprobation baisse à 62,2 %.
Dès lors, la réélection de maires pourtant impliqués dans des "affaires" prend tout son sens. L'étude de cas menée à Béthune par Emmanuel Pierru, de l'université Lille-II, souligne ainsi ce que les sociologues américains ont appelé une "balance des intérêts" opérée par les citoyens. Ainsi, Jacques Mellick, pourtant condamné en 1997, a-t-il pu être réélu au premier tour, lors d'une municipale partielle en 2002. Car les citoyens distinguent à la fois ce qui relève d'une "affaire" nationale et ce qui relève de leurs intérêts locaux. Dans le cas de M. Mellick, "l'accumulation de loyautés hétérogènes", selon M. Pierru, son clientélisme serait-on tenté d'ajouter, l'a ainsi protégé électoralement, contrebalançant les jugements sévères de ses concitoyens sur la corruption en général.
Raphaëlle Bacqué
Liens
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-8
23448,36-824805@51-825021,0.html
Les crises politiques sont presque toujours précédées d'une période empoisonnée : la certitude, répandue au coeur même du peuple, que le système est corrompu et ses dirigeants "pourris".
Est-ce le cas de la France d'aujourd'hui ? L'émergence, depuis la fin des années 1980, des "affaires" et de scandales politiques impliquant la droite comme la gauche a renforcé une partie grandissante des citoyens dans leur défiance à l'égard du personnel et des institutions politiques. Cela paraît une évidence. Mais jamais, pourtant, on avait mesuré cette "sape" qu'exerce sur la démocratie le sentiment que ses représentants sont plus ou moins corrompus.
Le Centre d'études de la vie politique française (Cevipof) s'y est attelé et a réalisé, sous la direction de Pierre Lascoumes, une enquête, qu'il a choisi de rendre publique jeudi 19 et vendredi 20 octobre lors d'un colloque intitulé "Démocratie et corruption. Tous corruptibles ?". Mené sur un échantillon représentatif de 2 000 personnes et accompagné d'une enquête monographique dans la commune de Béthune (Pas-de-Calais) - dont le maire, Jacques Mellick, condamné pour faux témoignage dans l'affaire VA-OM a été ensuite réélu -, ce travail tente de "mettre en relation le système de valeurs des personnes enquêtées et leur conception de la politique avec leurs opinions sur la corruption et les atteintes à la probité publique".
Ce qui frappe, tout d'abord, c'est l'ampleur de la défiance. 60 % des personnes interrogées estiment en effet que "les élus et les dirigeants politiques sont plutôt corrompus", alors qu'elles n'étaient que 38 % en 1977 et 55 % en 1990. Les avis sont aussi plus tranchés qu'il y a trente ans. 30 % des sondés restaient "sans réponse" à cette question, en 1977, ils ne sont que 5 % aujourd'hui. Un tiers estiment aussi qu'il y a plus de corruption qu'auparavant. Plus de deux tiers considèrent que le niveau de corruption est élevé dans les principales institutions politiques : 77,9 % au gouvernement, 69,1 % à la présidence de la République et 68 % chez les députés.
Le reste de l'enquête montre cependant une relation bien plus ambivalente qu'il n'y paraît sur la définition même de la corruption. Ainsi, les jugements diffèrent largement selon que l'on est bien inséré ou pas dans la société. "Un niveau de diplôme élevé et une insertion professionnelle qualifiée se traduisent souvent par une moindre perception de la gravité des atteintes à la probité, constatent les chercheurs, et parfois par un niveau de tolérance plus élevé, et cela indépendamment de l'orientation politique gauche-droite."
En somme, plus on est inséré dans le système, plus on a confiance en lui, et plus on est tolérant à l'égard de ses dérapages, les attribuant à des accidents de parcours qui ne remettent pas en cause l'ensemble de la représentation démocratique. "Se retrouvent plus volontiers dans cette catégorie des électeurs de partis de gouvernement, souligne Pierre Lascoumes, quand les plus "défiants" ont tendance à choisir des partis protestataires ou à rester à distance de la politique."
Pourtant, d'une façon plus générale, les sondés ne réagissent pas en fonction d'une échelle de valeur strictement morale. Ainsi, elles sont sévères sur les élus en général et les comportements de corruption publique (un ministre faisant payer des frais de campagne par une entreprise). Mais elles montrent une grande tolérance pour ce qui relève du passe-droit utilisé par le citoyen lui-même. Deux tiers des sondés jugent peu grave d'obtenir d'un élu une place en crèche ou d'utiliser ses relations politiques pour trouver du travail ou un logement à un ami, l'accès à un bien rare (emploi, logement) constituant une justification forte.
Il existe par ailleurs des cas où la corruption est mieux tolérée : si le citoyen a le sentiment qu'elle répond aussi à un intérêt général. Une grande entreprise qui, pour obtenir le marché de construction d'un tramway, offre au maire une somme importante est ainsi réprouvée à 87,1 %. Mais si, en échange du marché, l'entreprise propose de rénover le stade municipal, alors la désapprobation baisse à 62,2 %.
Dès lors, la réélection de maires pourtant impliqués dans des "affaires" prend tout son sens. L'étude de cas menée à Béthune par Emmanuel Pierru, de l'université Lille-II, souligne ainsi ce que les sociologues américains ont appelé une "balance des intérêts" opérée par les citoyens. Ainsi, Jacques Mellick, pourtant condamné en 1997, a-t-il pu être réélu au premier tour, lors d'une municipale partielle en 2002. Car les citoyens distinguent à la fois ce qui relève d'une "affaire" nationale et ce qui relève de leurs intérêts locaux. Dans le cas de M. Mellick, "l'accumulation de loyautés hétérogènes", selon M. Pierru, son clientélisme serait-on tenté d'ajouter, l'a ainsi protégé électoralement, contrebalançant les jugements sévères de ses concitoyens sur la corruption en général.
Raphaëlle Bacqué
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