Différentes façons de raconter l'histoire au Proche-Orient
Par Robert Fisk
publié dans The Independent, le 16 décembre 2006
article original : "Different narratives in the Middle East"
Non, les Israéliens ne sont pas des Nazis. Mais il est temps que nous parlions des crimes de guerre
Si vous saviez à quel point — lorsque l'on en vient aux réalités de l'Histoire — les Musulmans du Proche-Orient poussent ma patience à bout ! Après avoir passé des années à expliquer à mes amis arabes que l'Holocauste Juif — cet assassinat systématique et planifié de six millions de Juifs par les Nazis est un fait indiscutable — je me heurte toujours à un état volontairement incrédule.
Et maintenant, cette semaine, le président grotesque de l'Iran, Mahmoud Ahmadinejad, ouvre son propre pays à l'opprobre et à la honte en organisant une "conférence" soi-disant impartiale sur l'Holocauste Juif pour répéter les mensonges de ces racistes, qui, s'ils ne dirigeaient pas leur haine vers les Juifs, se tourneraient à coup sûr fielleusement contre les autres Sémites, les Arabes du Proche-Orient.
Comment espérer, demandé-je toujours, que l'Occident comprenne et accepte l'idée qu'il y a eu un nettoyage ethnique de 750.000 hommes, femmes et enfants en Palestine en 1948 lorsque l'on n'essaye pas de comprendre l'énormité que l'on a fait subir aux Juifs d'Europe ? Et ici, évidemment, se trouve l'ironie désespérante de toute cette affaire. Parce que ce que les Musulmans du Proche-Orient devraient faire est d'indiquer au monde qu'ils n'étaient pas responsables de l'Holocauste Juif. Qu'aussi horrible et diabolique fut-ce-t-il, c'est une injustice honteuse et scandaleuse que, eux, les Palestiniens, devraient souffrir d'une chose à laquelle ils n'ont pas pris part et — encore plus dégueulasse — qu'ils devraient être traités comme s'ils l'avaient fait. Mais non, Ahmadinejad n'a ni l'esprit ni l'honnêteté de saisir cette simple équation vitale.
C'est vrai, le Grand Mufti palestinien de Jérusalem a serré la main d'Hitler. J'ai rencontré son unique camarade survivant de l'époque de la guerre, avant qu'il ne meure, et il est parfaitement exact que Had al-Husseini, intempérant et retors, a prononcé en allemand, pendant la guerre, quelques vils discours anti-Juifs. Dans l'un d'entre eux il conseillait aux Nazis de fermer aux réfugiés juifs les points de sortie vers la Palestine et de déporter les Juifs vers l'Est (pourquoi vers l'Est m'étais-je demandé ?). Il a aussi aidé à créer une unité SS musulmane en Bosnie. J'ai les copies de ses discours et sa photo est accrochée dans le Musée Yad Vashem. Mais les Palestiniens opprimés, écrasés, occupés et massacrés de notre époque — ceux de Sabra et de Chatila, de Jénine et de Beit Hanoun — n'étaient même pas nés à l'époque de la Seconde Guerre Mondiale.
Pourtant, cela relève de la honte éternelle d'Israël et de ses dirigeants qu'ils devraient faire comme si les Palestiniens avaient participé à la Deuxième Guerre Mondiale. Lorsque l'armée israélienne avançait sur Beyrouth en 1982, le Premier ministre israélien d'alors, Ménahem Begin, écrivit une lettre folle au président des Etats-Unis, Ronald Reagan, lui expliquant qu'il ressentait la même chose que s'il marchait sur "Berlin" pour liquider "Hitler" (c.-à-d. Yasser Arafat, se préoccupant de comparer ses propres combattants rebelles aux défenseurs de Stalingrad).
L'écrivain israélien courageux, Uri Avneri, écrivit une lettre ouverte à Begin. "Monsieur le Premier ministre," commença-t-il, "Hitler est mort". Mais ceci n'empêcha pas Ariel Sharon d'essayer le même tour en 1989. En s'adressant au Département d'Etat US, Arafat était "comme Hitler, qui voulait aussi tant négocier avec les Alliés dans la deuxième moitié de la Seconde Guerre Mondiale", a déclaré Sharon au Wall Street Journal. "... Arafat est la même sorte d'ennemi".
Il est inutile de dire que toute comparaison entre le comportement des soldats allemands pendant la Deuxième Guerre Mondiale et les soldats israéliens aujourd'hui (avec leur prétention constamment trahie de "pureté des combats") est dénoncée comme étant antisémite. En général, je crois que c'est la réaction correcte. Les Israéliens ne commettent pas de viols ou de meurtres de masse et n'installent pas de chambres à gaz pour les Palestiniens.
Mais les actes des soldats israéliens ne sont pas toujours faciles à séparer des parallèles insensés de ce genre. Durant les massacres de Sabra et de Chatila — lorsque Israël a envoyé dans ces camps ses milices enragées de Phalangistes chrétiens, après leur avoir dit que les Palestiniens avaient tué leur dirigeant adoré — jusqu'à 1.700 Palestiniens furent massacrés. Les troupes israéliennes ont regardé — et n'ont rien fait.
Le romancier israélien, A.B. Yehoshua a fait remarquer que, même si les soldats de son pays n'avaient pas su ce qui se passait, "alors cela serait la même méconnaissance que celle des Allemands qui se tenaient à l'extérieur de Buchenwald et de Treblinka et qui ne savaient pas ce qui se passait".
Après les tueries de Jénine, un officier israélien a suggéré à ses hommes, selon la presse israélienne, que, dans la lutte au corps à corps, ils pourraient étudier les tactiques des soldats nazis à Varsovie en 1944.
Et je dois dire — vraiment, cela doit être dit — qu'après les innombrables réfugiés civils libanais, impitoyablement abattus sur les routes par l'aviation israélienne en 1978, 1982, 1993, 1996 et encore une fois cet été, comment ne peut-on pas se rappeler les attaques de la Luftwaffe en 1940 sur les réfugiés français également sans défense? Un grand nombre de Libanais a été tué de cette manière au cours des 25 dernières années.
Et s'il vous plaît, faites-moi grâce de ce non-sens à propos des "boucliers humains". Que dire de l'ambulance bien visible, remplie de femmes et d'enfants, dégommée en 1996 par un hélicoptère israélien volant à basse altitude? Ou ce convoi de réfugiés dont les femmes et les enfants ont été réduits en pièces par un hélicoptère de l'armée de l'air israélienne volant également à basse altitude alors qu'ils s'enfuyaient sur les routes après avoir reçu l'ordre par les Israéliens de quitter leurs maisons? [1]
Non, les Israéliens ne sont pas des Nazis. Mais il est temps de parler des crimes de guerre à moins qu'ils cessent ces attaques contre les réfugiés. Les Arabes ont le droit de s'exprimer de la même manière. Ils le devraient. Mais ils doivent cesser de mentir sur l'Histoire des Juifs — et prendre une leçon, peut-être, de ces historiens juifs qui disent la vérité sur la sauvagerie qui a accompagné la naissance d'Israël.[2]
Quant à la réaction de l'Occident aux bouffonneries d'Ahmadinejad, Lord Blair de Kout al-Amara a été "choqué" avec incrédulité tandis que le Premier ministre israélien Ehoud Olmert a répondu avec un mépris plus éloquent. Etrangement, personne n'a rappelé que les négationnistes de ces dernières années — c'est à dire les négationnistes du génocide de 1,5 millions de Chrétiens arméniens en 1915, commis par les Turcs — incluent Lord Blair, qui, au départ, avait essayé d'empêcher les Arméniens de participer au Jour de l'Holocauste en Grande-Bretagne, et le ministre israélien des affaires étrangères d'alors, Shimon Peres, qui a dit aux Turcs que leur massacre des victimes du premier Holocauste du 20ème siècle ne constituait pas un génocide.
Je ne doute pas un instant qu'Ahmadinejad — également conscient de la précieuse relation de l'Iran avec la Turquie — échouera mollement à honorer l'Holocauste Arménien à Téhéran. Qui aurait cru que les gouvernements britannique, israélien et iranien avaient autant en commun ?
Traduction [JFG-QuestionsCritiques]
[1] Voir l'article de Robert Fisk à ce sujet : "Marwahin, 15 juillet 2006 : anatomie d'un massacre"
[2] On lira avec intérêt "Les Origines du Conflit Israélo-Palestinien", publié par des Juifs pour la justice au Proche-Orient.
liens
http://questionscritiques.free.fr/edito/Independent/
Robert_Fisk/Histoire_Proche-Orient_161206.htm
publié dans The Independent, le 16 décembre 2006
article original : "Different narratives in the Middle East"
Non, les Israéliens ne sont pas des Nazis. Mais il est temps que nous parlions des crimes de guerre
Si vous saviez à quel point — lorsque l'on en vient aux réalités de l'Histoire — les Musulmans du Proche-Orient poussent ma patience à bout ! Après avoir passé des années à expliquer à mes amis arabes que l'Holocauste Juif — cet assassinat systématique et planifié de six millions de Juifs par les Nazis est un fait indiscutable — je me heurte toujours à un état volontairement incrédule.
Et maintenant, cette semaine, le président grotesque de l'Iran, Mahmoud Ahmadinejad, ouvre son propre pays à l'opprobre et à la honte en organisant une "conférence" soi-disant impartiale sur l'Holocauste Juif pour répéter les mensonges de ces racistes, qui, s'ils ne dirigeaient pas leur haine vers les Juifs, se tourneraient à coup sûr fielleusement contre les autres Sémites, les Arabes du Proche-Orient.
Comment espérer, demandé-je toujours, que l'Occident comprenne et accepte l'idée qu'il y a eu un nettoyage ethnique de 750.000 hommes, femmes et enfants en Palestine en 1948 lorsque l'on n'essaye pas de comprendre l'énormité que l'on a fait subir aux Juifs d'Europe ? Et ici, évidemment, se trouve l'ironie désespérante de toute cette affaire. Parce que ce que les Musulmans du Proche-Orient devraient faire est d'indiquer au monde qu'ils n'étaient pas responsables de l'Holocauste Juif. Qu'aussi horrible et diabolique fut-ce-t-il, c'est une injustice honteuse et scandaleuse que, eux, les Palestiniens, devraient souffrir d'une chose à laquelle ils n'ont pas pris part et — encore plus dégueulasse — qu'ils devraient être traités comme s'ils l'avaient fait. Mais non, Ahmadinejad n'a ni l'esprit ni l'honnêteté de saisir cette simple équation vitale.
C'est vrai, le Grand Mufti palestinien de Jérusalem a serré la main d'Hitler. J'ai rencontré son unique camarade survivant de l'époque de la guerre, avant qu'il ne meure, et il est parfaitement exact que Had al-Husseini, intempérant et retors, a prononcé en allemand, pendant la guerre, quelques vils discours anti-Juifs. Dans l'un d'entre eux il conseillait aux Nazis de fermer aux réfugiés juifs les points de sortie vers la Palestine et de déporter les Juifs vers l'Est (pourquoi vers l'Est m'étais-je demandé ?). Il a aussi aidé à créer une unité SS musulmane en Bosnie. J'ai les copies de ses discours et sa photo est accrochée dans le Musée Yad Vashem. Mais les Palestiniens opprimés, écrasés, occupés et massacrés de notre époque — ceux de Sabra et de Chatila, de Jénine et de Beit Hanoun — n'étaient même pas nés à l'époque de la Seconde Guerre Mondiale.
Pourtant, cela relève de la honte éternelle d'Israël et de ses dirigeants qu'ils devraient faire comme si les Palestiniens avaient participé à la Deuxième Guerre Mondiale. Lorsque l'armée israélienne avançait sur Beyrouth en 1982, le Premier ministre israélien d'alors, Ménahem Begin, écrivit une lettre folle au président des Etats-Unis, Ronald Reagan, lui expliquant qu'il ressentait la même chose que s'il marchait sur "Berlin" pour liquider "Hitler" (c.-à-d. Yasser Arafat, se préoccupant de comparer ses propres combattants rebelles aux défenseurs de Stalingrad).
L'écrivain israélien courageux, Uri Avneri, écrivit une lettre ouverte à Begin. "Monsieur le Premier ministre," commença-t-il, "Hitler est mort". Mais ceci n'empêcha pas Ariel Sharon d'essayer le même tour en 1989. En s'adressant au Département d'Etat US, Arafat était "comme Hitler, qui voulait aussi tant négocier avec les Alliés dans la deuxième moitié de la Seconde Guerre Mondiale", a déclaré Sharon au Wall Street Journal. "... Arafat est la même sorte d'ennemi".
Il est inutile de dire que toute comparaison entre le comportement des soldats allemands pendant la Deuxième Guerre Mondiale et les soldats israéliens aujourd'hui (avec leur prétention constamment trahie de "pureté des combats") est dénoncée comme étant antisémite. En général, je crois que c'est la réaction correcte. Les Israéliens ne commettent pas de viols ou de meurtres de masse et n'installent pas de chambres à gaz pour les Palestiniens.
Mais les actes des soldats israéliens ne sont pas toujours faciles à séparer des parallèles insensés de ce genre. Durant les massacres de Sabra et de Chatila — lorsque Israël a envoyé dans ces camps ses milices enragées de Phalangistes chrétiens, après leur avoir dit que les Palestiniens avaient tué leur dirigeant adoré — jusqu'à 1.700 Palestiniens furent massacrés. Les troupes israéliennes ont regardé — et n'ont rien fait.
Le romancier israélien, A.B. Yehoshua a fait remarquer que, même si les soldats de son pays n'avaient pas su ce qui se passait, "alors cela serait la même méconnaissance que celle des Allemands qui se tenaient à l'extérieur de Buchenwald et de Treblinka et qui ne savaient pas ce qui se passait".
Après les tueries de Jénine, un officier israélien a suggéré à ses hommes, selon la presse israélienne, que, dans la lutte au corps à corps, ils pourraient étudier les tactiques des soldats nazis à Varsovie en 1944.
Et je dois dire — vraiment, cela doit être dit — qu'après les innombrables réfugiés civils libanais, impitoyablement abattus sur les routes par l'aviation israélienne en 1978, 1982, 1993, 1996 et encore une fois cet été, comment ne peut-on pas se rappeler les attaques de la Luftwaffe en 1940 sur les réfugiés français également sans défense? Un grand nombre de Libanais a été tué de cette manière au cours des 25 dernières années.
Et s'il vous plaît, faites-moi grâce de ce non-sens à propos des "boucliers humains". Que dire de l'ambulance bien visible, remplie de femmes et d'enfants, dégommée en 1996 par un hélicoptère israélien volant à basse altitude? Ou ce convoi de réfugiés dont les femmes et les enfants ont été réduits en pièces par un hélicoptère de l'armée de l'air israélienne volant également à basse altitude alors qu'ils s'enfuyaient sur les routes après avoir reçu l'ordre par les Israéliens de quitter leurs maisons? [1]
Non, les Israéliens ne sont pas des Nazis. Mais il est temps de parler des crimes de guerre à moins qu'ils cessent ces attaques contre les réfugiés. Les Arabes ont le droit de s'exprimer de la même manière. Ils le devraient. Mais ils doivent cesser de mentir sur l'Histoire des Juifs — et prendre une leçon, peut-être, de ces historiens juifs qui disent la vérité sur la sauvagerie qui a accompagné la naissance d'Israël.[2]
Quant à la réaction de l'Occident aux bouffonneries d'Ahmadinejad, Lord Blair de Kout al-Amara a été "choqué" avec incrédulité tandis que le Premier ministre israélien Ehoud Olmert a répondu avec un mépris plus éloquent. Etrangement, personne n'a rappelé que les négationnistes de ces dernières années — c'est à dire les négationnistes du génocide de 1,5 millions de Chrétiens arméniens en 1915, commis par les Turcs — incluent Lord Blair, qui, au départ, avait essayé d'empêcher les Arméniens de participer au Jour de l'Holocauste en Grande-Bretagne, et le ministre israélien des affaires étrangères d'alors, Shimon Peres, qui a dit aux Turcs que leur massacre des victimes du premier Holocauste du 20ème siècle ne constituait pas un génocide.
Je ne doute pas un instant qu'Ahmadinejad — également conscient de la précieuse relation de l'Iran avec la Turquie — échouera mollement à honorer l'Holocauste Arménien à Téhéran. Qui aurait cru que les gouvernements britannique, israélien et iranien avaient autant en commun ?
Traduction [JFG-QuestionsCritiques]
[1] Voir l'article de Robert Fisk à ce sujet : "Marwahin, 15 juillet 2006 : anatomie d'un massacre"
[2] On lira avec intérêt "Les Origines du Conflit Israélo-Palestinien", publié par des Juifs pour la justice au Proche-Orient.
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http://questionscritiques.free.fr/edito/Independent/
Robert_Fisk/Histoire_Proche-Orient_161206.htm
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