Palestine, Gaza : Ecoutez le général Stern, par Gideon Lévy - Haaretz
« Klippinger ne craint rien tant que d’être renversé par un véhicule surgissant phares éteints devant lui, mais il préfère se réfugier derrière cette peur-là, qui est maîtrisable, plutôt que de cheminer avec celles qui pourraient naître de l’ampleur de la nuit. » Thierry Haumont, Le conservateur des ombres, Gallimard, 1984.
Haaretz, 5 novembre 2006.
La ville s’embrase : à Beit Hanoun, a lieu un bain de sang ; l’armée israélienne se déchaîne et tue au moins 37 personnes en quatre jours - et l’opinion publique israélienne bâille, indifférente. Un commandant de régiment dit à ses hommes, qui ont tué 12 hommes en un jour : « Vous avez gagné 12-0 » et les soldats répondent par un large sourire. Voilà, sur le plan moral, le creux que nous avons maintenant atteint, après une longue dégringolade sur la pente glissante : nous en sommes à faire si bon marché de la vie humaine.
Une des démonstrations nous en a été donnée, à la fin de la semaine, par cette grande gueule de chef du département des ressources humaines, le général de division Elazar Stern, qui peut aussi, à l’occasion, tenir des propos justes : « Un excès de sensibilité à la vie humaine dans l’armée israélienne explique une partie des échecs de la guerre du Liban... Et ça ne doit pas se passer », a dit Elazar Stern sur Canal 7. Il faut louer le général de s’exprimer ainsi sans détour : celui qui se lance, avec une légèreté intolérable et par choix, dans une guerre malfaisante, ne peut s’offrir le luxe de se montrer sensible à la vie de ses soldats. A la guerre, on ne tue pas seulement, on est aussi tué. Il aurait fallu le dire d’entrée de jeu.
Mais les propos du général sont entachés d’hypocrisie : celui qui tue en quelques mois plus de mille Libanais et plus de 300 Palestiniens, pour des motifs douteux, perd le droit de parler de sensibilité à la vie humaine. Le fait que le mouvement de protestation publique contre la guerre n’a pas pris son essor, démontre qu’après avoir perdu toute sensibilité à l’égard de la vie quand ce n’est pas la nôtre, nous commençons à perdre aussi graduellement toute sensibilité à la vie de nos fils tués pour rien. Cela commence par le mépris pour la vie des Arabes et s’achève par le mépris de la vie des Juifs.
Quel chemin parcouru depuis les propos sur la « pureté des armes », quelque hypocrites qu’ils aient été, jusqu’à l’effacement complet de cette notion de notre lexique. Quel fameux bout de chemin nous avons fait depuis le temps où nous avions l’habitude de nous glorifier de nous efforcer à ne pas tuer de civils innocents, contrairement aux Arabes, jusqu’aux chiffres effrayants de la guerre au Liban, par exemple : ce n’est pas seulement que le nombre de personnes tuées par Israël est presque dix fois plus élevé que celui des personnes tuées par le Hezbollah, mais que, alors que le Hezbollah a tué trois fois plus de soldats que de civils, Israël a tué environ trois fois plus de civils que de combattants. Dès lors, qui a les armes les plus « pures » ? Un journaliste britannique du « Guardian », actuellement en Israël, s’étonnait d’apprendre, en cette fin de semaine, que ces chiffres ne suscitaient pas ici le moindre débat public.
La phase actuelle de la dégringolade morale a commencé avec les assassinats dans les Territoires. Au début, il y avait encore débat sur leur degré de légalité et de justification. Combien se souviennent encore qu’ils étaient autrefois limités, du moins en paroles, aux « bombes à retardement », aux menaces immédiates ? La Cour suprême, dans sa couardise, s’est abstenue depuis des années de prendre position sur cette matière, en dépit des pétitions déposées à sa porte, et le projet des assassinats s’est développé jusqu’à atteindre des proportions monstrueuses. Au cours des derniers mois, il ne s’est pour ainsi dire pas passé un jour sans que des Palestiniens soient tués à Gaza, et au lieu de demander pourquoi ils sont tués, nous faisons bon accueil à un Premier Ministre qui s’enorgueillit, devant le Comité des Affaires étrangères et de Sécurité, de la mort de « 300 terroristes » en quatre mois, comme si le fait de tuer était en soi un fameux exploit. C’est le message éducatif d’Ehoud Olmert, et il est infiniment plus grave que toutes les affaires de présomption de corruption dont il est soupçonné.
Nul ne s’est levé pour demander qui étaient ces Palestiniens tués, si tous méritaient la mort et quels bénéfices ces tueries en masse apportaient à Israël. Au-delà du nombre terrifiant de civils tués, dont des dizaines de femmes et d’enfants, il faut aussi demander si tout homme armé à Gaza - et il y en a des dizaines de milliers - mérite une condamnation à mort sans jugement. Du jour où l’armée israélienne a commencé les opérations de liquidations, notre sensibilité à la vie humaine était condamnée à être totalement éradiquée.
Depuis plusieurs jours, l’armée israélienne opère dans la petite ville de Beit Hanoun. L’opération « Nuages d’automne », prétendument destinée à frapper ceux qui tirent les roquettes Qassam, outre qu’elle sème la mort, la destruction et la terreur au cœur de cette ville de 30.000 habitants, n’a réussi jusqu’ici qu’à amener davantage de roquettes Qassam sur Sderot. Je me suis rendu par deux fois, récemment, dans la maison de la famille Abou Odeh, à Beit Hanoun : la première fois, un obus avait dévasté la maison. La seconde fois, les soldats avaient tué le père, un fils et une fille, tous innocents. C’était encore avant « Nuages d’automne ».
Comment la presse israélienne couvre-t-elle « Nuages d’automne » ? Dans « Maariv », jeudi dernier, il fallait une loupe pour trouver une mention, faite incidemment, de la mort de dix Palestiniens tués en un jour ; « Yediot Aharonot » n’agissait pas autrement. Les deux quotidiens ayant la plus forte diffusion dans le pays manifestent une épouvantable déshumanisation. Même l’assertion du commentateur militaire de « Yediot Aharonot », Alex Fishman, selon laquelle un des objectifs de l’opération est d’entraîner nos forces en vue de « la grande opération » ne soulève ici aucune protestation. L’armée israélienne part pour une « opération d’entraînement » en zone urbaine, au cœur d’une ville surpeuplée, tout en y semant la mort et la destruction : ne s’agit-il pas là d’un mépris effrayant pour la vie humaine ?
Les tueries quotidiennes à Gaza n’ont quasiment droit à aucune mention. Des opérations futiles destinées à restaurer l’honneur perdu de l’armée israélienne ne soulèvent aucune discussion quant à leurs objectifs, leur moralité, leurs chances de succès. Personne ne s’interroge sur le rapport existant entre d’un côté, les dégâts occasionnés par les roquettes Qassam et de l’autre, le nombre de morts et l’ampleur des destructions, dont le bombardement de la centrale électrique, à Gaza, un territoire où sont emprisonnés un million et demi de personnes, appauvries et affamées.
Ces opérations futiles n’arrêteront pas les roquettes Qassam qui sont destinées à rappeler, douloureusement, à nous-mêmes et au monde, la détresse des habitants de Gaza, enfermés et boycottés, auxquels, n’étaient les roquettes Qassam, nul ne prêterait attention. Le moyen de lutter contre les roquettes Qassam, c’est de cesser le boycott, de s’asseoir à la table des négociations et d’arriver à un accord. Sinon, nous poursuivrons notre dégringolade et continuerons à être insensibles aux pertes en vies humaines chez eux, et très vite aussi chez nous. Ecoutez le général Stern.
Gideon Lévy
Titre : Ecoutez le général Stern
Source : Haaretz www.haaretz.co.il/hasite/spages/783840.html
Version anglaise : www.haaretz.com/hasen/spages/783711.html
Traduction de l’hébreu : Michel Ghys
liens
http://www.legrandsoir.info/article.php3?id_article=4318
Haaretz, 5 novembre 2006.
La ville s’embrase : à Beit Hanoun, a lieu un bain de sang ; l’armée israélienne se déchaîne et tue au moins 37 personnes en quatre jours - et l’opinion publique israélienne bâille, indifférente. Un commandant de régiment dit à ses hommes, qui ont tué 12 hommes en un jour : « Vous avez gagné 12-0 » et les soldats répondent par un large sourire. Voilà, sur le plan moral, le creux que nous avons maintenant atteint, après une longue dégringolade sur la pente glissante : nous en sommes à faire si bon marché de la vie humaine.
Une des démonstrations nous en a été donnée, à la fin de la semaine, par cette grande gueule de chef du département des ressources humaines, le général de division Elazar Stern, qui peut aussi, à l’occasion, tenir des propos justes : « Un excès de sensibilité à la vie humaine dans l’armée israélienne explique une partie des échecs de la guerre du Liban... Et ça ne doit pas se passer », a dit Elazar Stern sur Canal 7. Il faut louer le général de s’exprimer ainsi sans détour : celui qui se lance, avec une légèreté intolérable et par choix, dans une guerre malfaisante, ne peut s’offrir le luxe de se montrer sensible à la vie de ses soldats. A la guerre, on ne tue pas seulement, on est aussi tué. Il aurait fallu le dire d’entrée de jeu.
Mais les propos du général sont entachés d’hypocrisie : celui qui tue en quelques mois plus de mille Libanais et plus de 300 Palestiniens, pour des motifs douteux, perd le droit de parler de sensibilité à la vie humaine. Le fait que le mouvement de protestation publique contre la guerre n’a pas pris son essor, démontre qu’après avoir perdu toute sensibilité à l’égard de la vie quand ce n’est pas la nôtre, nous commençons à perdre aussi graduellement toute sensibilité à la vie de nos fils tués pour rien. Cela commence par le mépris pour la vie des Arabes et s’achève par le mépris de la vie des Juifs.
Quel chemin parcouru depuis les propos sur la « pureté des armes », quelque hypocrites qu’ils aient été, jusqu’à l’effacement complet de cette notion de notre lexique. Quel fameux bout de chemin nous avons fait depuis le temps où nous avions l’habitude de nous glorifier de nous efforcer à ne pas tuer de civils innocents, contrairement aux Arabes, jusqu’aux chiffres effrayants de la guerre au Liban, par exemple : ce n’est pas seulement que le nombre de personnes tuées par Israël est presque dix fois plus élevé que celui des personnes tuées par le Hezbollah, mais que, alors que le Hezbollah a tué trois fois plus de soldats que de civils, Israël a tué environ trois fois plus de civils que de combattants. Dès lors, qui a les armes les plus « pures » ? Un journaliste britannique du « Guardian », actuellement en Israël, s’étonnait d’apprendre, en cette fin de semaine, que ces chiffres ne suscitaient pas ici le moindre débat public.
La phase actuelle de la dégringolade morale a commencé avec les assassinats dans les Territoires. Au début, il y avait encore débat sur leur degré de légalité et de justification. Combien se souviennent encore qu’ils étaient autrefois limités, du moins en paroles, aux « bombes à retardement », aux menaces immédiates ? La Cour suprême, dans sa couardise, s’est abstenue depuis des années de prendre position sur cette matière, en dépit des pétitions déposées à sa porte, et le projet des assassinats s’est développé jusqu’à atteindre des proportions monstrueuses. Au cours des derniers mois, il ne s’est pour ainsi dire pas passé un jour sans que des Palestiniens soient tués à Gaza, et au lieu de demander pourquoi ils sont tués, nous faisons bon accueil à un Premier Ministre qui s’enorgueillit, devant le Comité des Affaires étrangères et de Sécurité, de la mort de « 300 terroristes » en quatre mois, comme si le fait de tuer était en soi un fameux exploit. C’est le message éducatif d’Ehoud Olmert, et il est infiniment plus grave que toutes les affaires de présomption de corruption dont il est soupçonné.
Nul ne s’est levé pour demander qui étaient ces Palestiniens tués, si tous méritaient la mort et quels bénéfices ces tueries en masse apportaient à Israël. Au-delà du nombre terrifiant de civils tués, dont des dizaines de femmes et d’enfants, il faut aussi demander si tout homme armé à Gaza - et il y en a des dizaines de milliers - mérite une condamnation à mort sans jugement. Du jour où l’armée israélienne a commencé les opérations de liquidations, notre sensibilité à la vie humaine était condamnée à être totalement éradiquée.
Depuis plusieurs jours, l’armée israélienne opère dans la petite ville de Beit Hanoun. L’opération « Nuages d’automne », prétendument destinée à frapper ceux qui tirent les roquettes Qassam, outre qu’elle sème la mort, la destruction et la terreur au cœur de cette ville de 30.000 habitants, n’a réussi jusqu’ici qu’à amener davantage de roquettes Qassam sur Sderot. Je me suis rendu par deux fois, récemment, dans la maison de la famille Abou Odeh, à Beit Hanoun : la première fois, un obus avait dévasté la maison. La seconde fois, les soldats avaient tué le père, un fils et une fille, tous innocents. C’était encore avant « Nuages d’automne ».
Comment la presse israélienne couvre-t-elle « Nuages d’automne » ? Dans « Maariv », jeudi dernier, il fallait une loupe pour trouver une mention, faite incidemment, de la mort de dix Palestiniens tués en un jour ; « Yediot Aharonot » n’agissait pas autrement. Les deux quotidiens ayant la plus forte diffusion dans le pays manifestent une épouvantable déshumanisation. Même l’assertion du commentateur militaire de « Yediot Aharonot », Alex Fishman, selon laquelle un des objectifs de l’opération est d’entraîner nos forces en vue de « la grande opération » ne soulève ici aucune protestation. L’armée israélienne part pour une « opération d’entraînement » en zone urbaine, au cœur d’une ville surpeuplée, tout en y semant la mort et la destruction : ne s’agit-il pas là d’un mépris effrayant pour la vie humaine ?
Les tueries quotidiennes à Gaza n’ont quasiment droit à aucune mention. Des opérations futiles destinées à restaurer l’honneur perdu de l’armée israélienne ne soulèvent aucune discussion quant à leurs objectifs, leur moralité, leurs chances de succès. Personne ne s’interroge sur le rapport existant entre d’un côté, les dégâts occasionnés par les roquettes Qassam et de l’autre, le nombre de morts et l’ampleur des destructions, dont le bombardement de la centrale électrique, à Gaza, un territoire où sont emprisonnés un million et demi de personnes, appauvries et affamées.
Ces opérations futiles n’arrêteront pas les roquettes Qassam qui sont destinées à rappeler, douloureusement, à nous-mêmes et au monde, la détresse des habitants de Gaza, enfermés et boycottés, auxquels, n’étaient les roquettes Qassam, nul ne prêterait attention. Le moyen de lutter contre les roquettes Qassam, c’est de cesser le boycott, de s’asseoir à la table des négociations et d’arriver à un accord. Sinon, nous poursuivrons notre dégringolade et continuerons à être insensibles aux pertes en vies humaines chez eux, et très vite aussi chez nous. Ecoutez le général Stern.
Gideon Lévy
Titre : Ecoutez le général Stern
Source : Haaretz www.haaretz.co.il/hasite/spages/783840.html
Version anglaise : www.haaretz.com/hasen/spages/783711.html
Traduction de l’hébreu : Michel Ghys
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