mercredi, septembre 06, 2006

Mauvaise Guerre, mauvais terme, par Katha Pollitt - The Nation.

Si vous contrôlez le langage, vous contrôlez le débat. Au fur et à mesure que la politique de l’administration Bush au Moyen Orient s’enfonce dans une incohérence de plus en plus sanglante, la "guerre contre le terrorisme" se voit discrètement requalifier. Elle est en train de devenir une "guerre contre le fascisme islamique". Le terme n’est pas nouveau - Nexis le date de 1990, lorsque l’écrivain et historien Malise Ruthven employa dans le quotidien London Independent le terme "Islamo-fascisme" pour décrire certains gouvernements autoritaires du monde musulman, et le terme fut ensuite récupéré au lendemain du 11 septembre par les néocons et les partisans de la guerre, dont Stephen Schwartz et Christopher Hitchens dans le magazine Spectator, pour désigner un large éventail de musulmans méchants, d’Ossama aux mollahs iraniens.

Mais le terme est apparu dans les grands médias depuis le mois d’août lorsque Bush,en référence aux récents projets d’attentats contre des avions par des kamikazes en Grande Bretagne, les qualifia de "rappel brutal que notre pays est en guerre contre des fascistes islamiques". Joe Lieberman compare l’Irak à "la Guerre Civile espagnole, qui fut annonciatrice de la suite à venir". L’abandon du terme "guerre contre le terrorisme" arrive au bon moment pour tous ceux qui avaient des problèmes avec cette idée de faire la guerre pour des raisons tactiques. Sans parler de ceux qui se demandaient pour quelle raison, si le problème était le terrorisme, l’invasion de l’Irak était la solution. (Extrait de la conférence de presse du Président du 21 août : question :" mais est-ce que l’Irak avait quelque chose à voir avec le 11 septembre ? ". Réponse : "non, rien". C’est maintenant qu’il nous le dit !)

Qu’est-ce qui cloche avec le terme "islamo-fascisme" ? Pour commencer, il s’agit d’une terrible analogie historique. Le Fascisme italien, le Nazisme allemand et autres mouvements fascistes européens des années 20 et 30 étaient nationalistes et laïques, étroitement alliés au capital international et visant à créer des états puissants, modernes et tentaculaires. Certains aspects étaient rétrogrades - Mussolini lorgnait vers la Rome antique, les Nazis étaient fascinés par la mythologie scandinave et autres folklores wagnériens - mais l’élan principal était moderne, bureaucratique et rationnel.

Vous n’auriez pas trouvé un dirigeant fasciste en train de consulter la Bible pour trouver comment construire un système bancaire, un code pénal ou une industrie de prêt-à-porter. Même leur antisémitisme était "scientifique" : le problème pour eux résidait dans l’infériorité génétique et autres différences des Juifs (que d’innombrables biologistes, anthropologues et autres chercheurs étaient sommés de démontrer) et non dans le fait que les Juifs aient tué le Christ ou refusaient de se convertir à la véritable foi.

Vous pouvez me trouver pédant mais, ne serait-ce que pour nous rappeler que les pires atrocités de l’histoire moderne ont été commises par les gens les plus modernes, je pense qu’il vaut mieux limiter l’emploi du terme "fascisme" à son contenu historique précis.

Ensuite, et plus important, le terme "islamo-fascisme" prétend englober une grande variété d’états, de mouvements et d’organisations qui, à l’instar des fascistes, chercheraient tous la même chose et travailleraient ensemble pour l’obtenir.

Les néocons ont qualifié Saddam Hussein et les Baasistes syriens d’islamo-fascistes, mais ces tyrans nationalistes et relativement laïques n’ont rien en commun avec l’occulte, apatride et intégriste Al Qaeda - même Bush le reconnaît désormais - ou avec les Talibans qui veulent renvoyer l’Afghanistan au 7ème siècle, et les Talibans n’ont pas grand chose en commun avec l’Iran, qui est différent (et même plutôt moins répressif) que l’Arabie Saoudite - oops ! notre grand allié au Moyen Orient !

Qui sont les "islamo-fascistes" en Arabie Saoudite ? Le régime actuel ou ses opposants fanatiques religieux ? C’est sous le régime actuel, soutenu par le gouvernement des Etats-Unis, que des étudiantes furent forcées à réintégrer leur école en flammes plutôt que de les laisser s’échapper sans leurs voiles. C’est sous ce gouvernement là que des gens sont fouettés et décapités, que les femmes ne peuvent ni voter ni conduire une voiture, que tout autre culte que musulman est interdit, qu’un code vestimentaire est violemment imposé par l’état et que le Wahhabisme - sa dénomination "islamo-fasciste" - est exporté à travers le monde. "L’islamo-fascisme" ressemble à un terme technique, mais n’est en réalité qu’un terme subjectif destiné à réduire notre réflexion et augmenter notre peur. Elle présente les politiques désorientées du monde musulman comme une affaire entre Eux et Nous, avec la guerre au bout du compte, tout comme Hitler.

Si vous doutez que chaque musulman britannique de moins de 30 ans serait prêt à se faire sauter au nom d’Allah, ou que le démantèlement de la Constitution est la meilleure manière de nous defender contre les kamikazes, ou si vous pensez que le Hamas serait moins populaire si les Palestiniens étaient moins misérables, vous passerez pour être un Neville Chamberlain (premier ministre britannique partisan d’une politique d’entente avec Hitler - ndt) tandis que Bush serait Franklin Roosevelt.

Le terme "islamo-fascisme" vient au secours des néocons devant les vives critiques contre l’invasion de l’Irak ("une simple promenade... des fleurs pour les libérateurs... Chalabi...") en présentant le débâcle en cours comme une simple bataille au sein d’une guerre plus large contre des méchants fous furieux qui veulent hisser le drapeau vert de l’Islam sur toutes les capitales occidentales. D’un seul coup, que Saddam n’ait aucun rapport avec le 11 septembre devient un détail. Il n’avait pas d’armes de destruction massive, il n’avait pas l’intention d’attaquer les Etats-Unis ou Israël. Il haïssait la liberté et cela devrait nous suffire.

De même, peu importe que les Sunnites et les Chiites irakiens semblent plus enclins à s’entre-tuer qu’à tenter d’unifier l’Oumma [la communauté des musulmans au delà de leur nationalité - ndt]. Avec un peu de chance, nous serons suffisamment effrayés pour ne pas demander pourquoi nous devrions encore prêter la moindre attention aux propos de ceux qui ont déjà fait la preuve, et d’une manière spectaculaire, de leur incompétence lors de la plus grande initiative politico-militaire de ces trente dernières années. Et nous les verrons pendant encore longtemps venir s’afficher à la télé : allez, passons à Téhéran !

Il n’est pas encore dit que "l’islamo-fascisme" gagnera les coeurs des électeurs attachés à la "sécurité matérielle" qui sont libéraux sur le plan social mais qui ont voté Bush en 2004 et qui se sont récemment tournés vers les Démocrates. Mais le terme a déjà eu un gros impact dans le monde musulman. Au moment où j’écris ces mots, le quotidien New York Times présente sur une pleine page une "lettre ouverte" à Bush de la part du Groupe Al Kharafi, la gigantesque entreprise de construction Koweitienne, montrant des photos des morts et blessés civils libanais. "Nous pensons qu’il y a un malentendu quant à "qui mérite d’être accusé de fascisme ! ! !"

Le terme "islamo-fascisme" ne fait qu’enrager inutilement tous les musulmans, et ils sont de moins en moins nombreux, qui ne nous haïssent pas encore. Dans le même temps, il obscurcit, par idéologie, la grande variété de situations - le Liban, la Palestine, les attentats contre des avions ou dans le métro, l’Afghanistan, l’Irak. Nous devrions avoir des analyses précises et des idées claires et aborder ces problèmes sans nous disperser. Il n’est donc pas étonnant que ceux qui nous ont apporté le désastre Irakien soient si attachés à ce terme.

Katha Pollitt

Source : The Nation http://www.thenation.com/doc/20060911/pollitt

liens
http://vdedaj.club.fr/spip/article.php3?id_article=549

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